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Les salines rouges

Entre racisme et nationalisme

Le massacre qui a marqué le paroxysme des violences anti-italiennes perpétrées en France à la fin du dix-neuvième siècle.

Voici la triste histoire d'un affrontement meurtrier dû à une suite d'événements survenus les 16 et 17 août 1893. Mais c’est également l'un des plus grands scandales judiciaires de l'époque, puisqu'un acquittement général fut prononcé.

Les estimations vont d'une dizaine de morts (officiellement 8) à 150 morts (selon la presse italienne de l'époque), ainsi que de nombreux blessés, victimes de lynchages, coups de bâton, noyade et coups de fusil.

Le 18 août 1893, en lisant leur journal préféré, les Français découvrent qu'une « bagarre sanglante » a eu lieu aux salines d'Aigues-Mortes dans le Gard.

La presse relate que des ouvriers italiens ont sauvagement agressé des Français, lesquels ont riposté. La rixe a fait une dizaine de morts dans les deux camps.

Le même jour, les lecteurs italiens apprennent que 150 compatriotes ont été massacrés à Aigues-Mortes, sous les yeux des gendarmes français qui ont laissé faire. Des émeutes éclatent dans toutes les grandes villes d'Italie. À Rome, le palais Farnèse, qui abrite l'ambassade de France, est assailli.

Des deux côtés des Alpes, la polémique fait rage…

Le contexte

Le mois d’août 1893 s’annonçait banal. À Aigues-Mortes, dans le sud de la France la Compagnie des Salins du Midi lance à l'été 1893 le recrutement d’ouvriers pour le battage et le levage du sel, scénario classique en cette époque de l’année.

Mais l'embauche est en réduction en raison de la crise économique que connaît l'Europe alors que la perspective de trouver un emploi saisonnier a attiré, cette année-là, un nombre considérable d’ouvriers arrivant des Cévennes et d’Ardèche.
Nombreux sont les repris de justice et vagabonds qui se rendent à Aigues-Mortes, plus pour se livrer à des vols et à des mauvais coups que pour y trouver de l’embauche. Nombre d’ouvriers italiens arrivent également, la plupart du Piémont, de Ligurie et de Toscane.

En raison du recrutement opéré par la Compagnie des Salins du Midi, les chefs de colle sont contraints de composer des équipes comprenant des Français et des Italiens.
Mais c’était sans compter la crise économique qui secouait alors la France et surtout le climat de xénophobie décomplexée qui y régnait.

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Les faits

Ce 16 août 1893, un ouvrier (français pour certains, italien pour d’autres) est accusé d’avoir lavé sa chemise pleine de sel dans un baquet d’eau potable destiné à la boisson.
Cette eau était une denrée rare sur les chantiers car les ouvriers restaient sur place le temps de leur mission et les marais salants se trouvaient à 8 kilomètres de la ville.

L’atmosphère qui règne sur les chantiers est tendue, et cet acte va déclencher une rixe entre les deux communautés qui se transforme rapidement en lutte « d'honneur ».
Au cours de cette bagarre les ouvriers italiens munis de pelles et de bâtons blessent légèrement 4 français.

Alerté, le juge de paix va faire le déplacement jusqu’au chantier pour résoudre le conflit en compagnie de deux gendarmes. Il parvient à apaiser les tensions. En retour, les Italiens présents dans le marais salant crient « vive la loi » !

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Le massacre

Le préfet fait appel à la troupe vers 4 heures du matin, elle n'arrivera sur les lieux qu'à 18 heures, bien après le drame, les gendarmes ne seront pas assez nombreux pour maîtriser la révolte des ouvriers français.

La seule solution du Procureur de la République est de rapatrier les italiens par le train. Mais une foule accrue et armée bloque la gare et seulement 23 italiens peuvent y échapper.
Cette même foule le lendemain matin marche sur les salins de Peccais où 350 italiens protégés par des gendarmes tentent de joindre la gare pour être expulsés. Mais une autre bande armée de fusils les rejoignent et se jette sur les Italiens malgré le tir de semonce des gendarmes. Ceux qui essaient de s’échapper sont poursuivis et achevés à coups de bâton. Les gendarmes dépassés tentent de protéger les 50 italiens restant mais arrivés en ville ils sont encerclés par 600 hommes déchaînés.
Le Préfet et le Procureur essaient de les faire réfugier chez un particulier qui refuse d’ouvrir ses grilles et pour mettre fin à cet horrible massacre, ils les font se replier dans la Tour de Constance où les 40 italiens restent saufs.

Tout l’après-midi une chasse à l’italien est lancée et les retrouvés sont supprimés.
Le soir un détachement d’artilleurs arrive à Aigues-Mortes pour délivrer les derniers italiens réfugiés dans la boulangerie et la Tour et les acheminer vers la gare.

Les Italiens finissent malgré tout par rejoindre la gare. Le train sera caillassé par les Français. L’armée fera ensuite place nette au centre-ville grâce à deux compagnies de fantassins et cinquante cavaliers venus de Nîmes.

Selon les autorités françaises, il y eut officiellement 8 morts.

On connaît l'identité de sept d'entre eux :

Torchio Secondo 24 ans de Tigliole (Asti), Calori Bartolomeo 26 ans (Turin), Merlo Giuseppe 29 ans Centallo (Cuneo), Zanetti Paolo 29 ans Nese (Bergame), Caffaro Vittorio 29 ans Pinerolo (Turin), Bonetto Giovanni 31 ans Frassino (Cuneo), Rolando Lorenzo 31 ans Altare (Savone), Caponi Amaddio 35 ans San Miniato (Pise), Tasso Carlo 58 ans Cerrina Monferrato (Alessandria), Inconnu (cadavre non identifié).

Les chiffres officiels révèlent 50 blessés et 10 morts

Il n’y a pas eu de morts côté français. Et les sources ne permettent pas de compter le nombre de blessés. Le Times – les journaux internationaux s’étaient emparés de l’histoire – décomptait cinquante morts et une centaine de blessés, mais nous n’avons pas les moyens de le vérifier.

L’évacuation des Italiens a aussi pour conséquence de ralentir les travaux dans les marais salants. Il n’y avait plus suffisamment de main-d’œuvre donc les chantiers traînèrent ensuite pendant des semaines.

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Le racisme naissant

Les Italiens étaient caricaturés. Soit on leur reprochait d’accepter des salaires trop bas et de casser la concurrence, soit d’être agressifs, avec toujours un « pistolet dans la culotte ». Ce sont bien sûr des images construites.

La France baigne généralement dans un climat xénophobe et antisémite, comme en témoignera l’affaire Dreyfus à la fin du XIXe siècle.
À cette époque, Maurice Barrès écrira toute une série d’articles intitulée « Contre les étrangers », en soulignant notamment qu’il ne discutera pas avec Émile Zola à propos de Dreyfus car l’écrivain est d’origine italienne (Zola est né en France d’un père italien et d’une mère française).

Sur 3000 ouvriers, environs 1000 sont italiens. Le travail est pénible, battage du sel et levage du sel et le salaire peu élevé. Les italiens se pliant plus facilement à ces conditions que les autres ouvriers, rivalité, haine et exaspération finissent par dégénérer, et les 16 et 17 août 1893, la situation dérape.

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Un calme illusoire

Mais dès le début de la matinée, et malgré cette intervention, la situation s'envenime et va dégénérer.

Le calme rétabli, les ouvriers français se rendent à Aigues-Mortes pour demander du renfort en répandant le bruit que des Italiens ont tué 3 ouvriers français au cours d’une rixe, ce qui fait grossir leurs rangs composés d’habitants d’Aigues-Mortes et de trimardeurs qui n’ont pas réussi à se faire embaucher. Une véritable chasse à l’italien se déchaîne dans les rues.

Ainsi, un groupe d’ouvriers italiens - qui n’a rien à voir avec cette histoire mais qui est simplement en route pour les marais salants - passant s’acheter du pain à Aigues-Mortes est alors attaqué et doit se réfugier dans la boulangerie que les émeutiers veulent incendier. D’autres trouvent asile dans la caserne, mais l’ordre n’est assuré que par deux gendarmes et vingt douaniers.

Des sacs de farines sont apposés contre la devanture de la boulangerie pour empêcher les intrusions des émeutiers français, et les gendarmes et douaniers mettent baïonnette au canon pour protéger les Italiens de la foule pendant toute la nuit.

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les conséquences

L'affaire devient un enjeu diplomatique et la presse étrangère (en particulier italienne) prend fait et cause pour les ouvriers italiens. Des émeutes anti-françaises éclatent en Italie.

Le 30 décembre 1893, les jurés de la cour d'assises d'Angoulême, sujets aux préjugés xénophobes, prononcent l'acquittement général. Alors que la culpabilité des seize inculpés français a été clairement établie par la justice, le jury populaire a en effet cédé aux pressions nationalistes.

Un règlement diplomatique est trouvé et les parties sont indemnisées : les ouvriers italiens d'une part, l'État français de l'autre pour les émeutes

Le lendemain, le Maire nationaliste Marius Terras affiche une étrange proclamation excusant les auteurs du massacre, mais suite aux réactions de la presse internationale, il est contraint par le gouvernement de démissionner.

 

À quel moment les tensions entre ouvriers français et italiens en France diminuent ?

À la fin du XIXe siècle et au début du XXe. Les Italiens adhèrent alors au principal syndicat français, la Confédération Générale du Travail (CGT) créé en 1895, alors qu’auparavant les ouvriers transalpins étaient dans des syndicats italiens séparés. Les manifestations se font désormais ensemble, et les intérêts deviennent communs car les ouvriers travaillent dans les mêmes métiers. L’hostilité disparaît, mais avant la première guerre mondiale, certaines municipalités, notamment Marseille, ont voulu tout de même appliquer la «préférence nationale». C’est une idée qui date des années 1890, selon laquelle on donne le travail aux ouvriers français et pas aux autres.

Quand on se penche sur ces événements d’Aigues-Mortes, on est étonné de constater à quel point les arguments xénophobes –même s’ils changent de cibles en fonction des migrations – sont similaires entre le passé et le présent. Pourtant, plus d’un siècle s’est écoulé depuis ce massacre...

 

Le Massacre des Italiens

Gérard Noiriel

2010

 

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Le Sang des marais

Enzo Barnabà

1993

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Coup d'oeil à...

Voici deux ouvrages retraçant l'événement :

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