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Mafia, sans légende
Il y a plus de cent cinquante ans la Mafia est née en Sicile.
Pourquoi a-t-elle vu le jour dans cette île ? Quels furent ses rapports avec le fascisme puis avec le gouvernement américain ? Quelles sont ses forces aujourd'hui ?
Pour en apprendre un peu plus, voici un article de Marie-Anne Matard-Bonucci datant de janvier /mars 2011 et paru dans "L'histoire, Collection n°50", et qui, malheureusement, reste d'une actualité brûlante.
La génèse
1876. Un petit groupe de députés du jeune royaume d'Italie s'embarque pour la Sicile. Leur mission ? Enquêter sur les causes de l'insécurité qui règne dans l'île et sur la révolte dite des « Sette e mezzo » : en septembre 1866, pendant sept jours et demi, des bandes armées ont mis à sac plusieurs bâtiments des pouvoirs publics à Palerme. Pour les députés, qui écartent la thèse du complot, la violence a une cause principale, sinon exclusive : la déception du peuple sicilien depuis l'unité italienne.
La découverte
1876. Leopoldo Franchetti, réformateur libéral d'origine toscane, décide à son tour, avec Sydney Sonnino, de conduire une enquête dont les résultats sont publiés. Comme dans un récit de voyage classique, le Toscan décrit d'abord l'émerveillement du visiteur devant les jardins d'agrumes de la Conque d'or, les vignes et plantations d'oliviers, avant de poursuivre : « Pourtant, à peine le voyageur prolonge-t-il son séjour que les couleurs changent, l'aspect de chaque chose se transforme. Il entend raconter que dans tel endroit, le gardien du jardin a été tué par un coup de fusil parti de derrière le mur parce que le propriétaire avait préféré l'embaucher plutôt qu'un autre. Un peu plus loin, un propriétaire qui voulait décider par lui-même a failli être tué par une balle qui l'a juste frôlé, en guise d'avertissement, après quoi il s'est soumis. Ailleurs, une fusillade a visé un jeune homme [...] Après un certain nombre de telles histoires, le parfum de fleurs d'oranger et de citron commence à sentir le cadavre. Les auteurs de ces délits ont-ils subi procès ou condamnation ? Personne n'est jamais découvert et quand une personne est arrêtée, elle est dans la plupart des cas remise en liberté pour insuffisance de preuve, car on n'a pas trouvé de témoin à charge. » Et Franchetti de conclure qu'en Sicile « le critère du droit est la force ». Loin d'attribuer cette situation à un quelconque tempérament régional comme le font, à la même époque, nombre d'adeptes de l'anthropologie criminelle, le voyageur-enquêteur l'impute à la nature des rapports sociaux : face à une classe dominante jalouse de ses privilèges, la violence, véritable « industrie » apparaît comme levier d'ascension sociale à une « classe moyenne de délinquants ». Quant à la Mafia, qui n'est qu'un acteur violent parmi d'autres, Franchetti en propose une définition qui n'a rien perdu de son actualité, décrivant de « vastes unions de personnes de tous milieux et de toutes conditions qui sans lien apparent continu et régulier sont rassemblées pour promouvoir leurs intérêts réciproques, abstraction faite de toute considération de loi, de justice et d'ordre public » . A quinze ans de distance de l'expédition des Mille (cf. Garibaldi), la Mafia semble donc installée durablement dans le paysage insulaire.
"Maffia"
Le mot « maffia » s'est popularisé en 1863, avec le succès d'une comédie théâtrale, I maffiusi della vicaria, qui avait pour cadre la prison de Palerme. Dès 1865, il entre dans la langue de l'administration, sous la plume du préfet de Palerme. Si le brigandage est un phénomène très ancien, la Mafia se constitue dans les années de l'unité italienne et non, comme le suggèrent certaines mythologies des origines, lors des Vêpres siciliennes ou au cours du XVIIIe siècle avec la secte des Beati Paoli. La banalisation du mot rend compte de l'expansion d'une forme de criminalité qui se structure et se pérennise en établissant un rapport d'échange complexe avec la classe politique. A la manière d'une plante grimpante, la Mafia prospère dans les lézardes de l'État unitaire italien et, plus tard, se consolide en s'adossant à ce même pouvoir. Tantôt elle l'utilise, tantôt elle le conteste jouant de la corde du sicilianisme, un fort particularisme en concurrence parfois avec le sentiment national.
Un contexte défavorable
La Mafia apparaît donc dans un contexte défavorable au gouvernement unitaire qui se traduira, sur le plan électoral, par un vote insulaire massif en faveur de la gauche, en 1874. Les nouveaux fonctionnaires venus du Nord, à l'image de l'émissaire de Cavour dans Le Guépard, semblent inaptes à comprendre la population sicilienne. Les motifs de désaffection sont multiples. Garibaldi avait suscité l'espoir d'une réforme agraire au sein de la paysannerie lors de l'expédition des Mille. Les seules terres redistribuées furent prises à l'Église et confisquées, le plus souvent, par les élites agraires. L'unification financière du royaume s'est traduite par un alourdissement de la fiscalité. La conscription obligatoire a provoqué, dans tout le sud de l'Italie, des phénomènes d'insoumission en masse. Dans les montagnes se réfugient brigands et laissés-pour-compte du nouveau régime : un vivier exceptionnel dans lequel la Mafia naissante recrute ses hommes de main et ses chefs. Les mafieux entretiennent une relation complexe avec le brigandage : y recrutant une partie de leur force de frappe ils peuvent aussi le réprimer, monnayant de la sorte, auprès des autorités, leur légitimité à contrôler le territoire.
Gabellòtti et latifundo
Si les premiers bastions de la Mafia se situent en Sicile occidentale, l'historiographie de ces dernières années a corrigé l'image d'une Mafia liée exclusivement à l'économie du latifondo (grand domaine agricole) les immenses propriétés foncières où se pratiquait une agriculture extensive. Ainsi, la Mafia prospère dans les lieux où se crée et circule de la richesse. On retrouve, parmi les boss mafieux, de nombreuses figures d'une société agraire tournés vers la médiation : avocats, paysans enrichis, gardiens et gabellòtti. Ce sont des entrepreneurs ruraux qui louent les terres à des aristocrates plus attirés par le confort de la ville. De nombreux gabellòtti étaient associés, voire membres de la mafia). Les bons offices des mafieux, qui n'excluent pas l'usage de la violence, s'exercent à divers niveaux. Ils ont les moyens de contenir les revendications de la paysannerie et d'intervenir dans les conflits sociaux. Ils peuvent aussi se prévaloir de leurs appuis pour obtenir une faveur ou négocier un emploi. Catégorie intermédiaire par excellence, la Mafia introduit une certaine mobilité dans une société encore très cloisonnée. Ses activités d'intermédiation s'exercent également dans le champ politique. Dès 1876, le procureur général de Palerme estime que la Mafia doit sa puissance à son rôle dans les élections. Un quart de siècle plus tard, l'historien Bolton King écrit à son tour qu'il est impossible à un candidat d'être élu en Sicile sans l'appui de la Mafia qui a des soutiens à la Chambre des députés, au Sénat et jusque dans le gouvernement. De fait, en pesant sur le vote des électeurs, les mafieux favorisent une classe politique locale dont le soutien est nécessaire nationalement, au Parlement. En retour, ils bénéficient d'une certaine impunité judiciaire. Par cette dénaturation des règles du jeu démocratique, le pouvoir mafieux s'installe de façon durable. Désormais, la Mafia dispose de complicités très sûres au sein de l'administration publique.
Collusion mafia et politique
La collusion du pouvoir politique avec la Mafia apparaît de manière spectaculaire lors de l'une des premières affaires de terrorisme politico-mafieux que connaît la Sicile. Le 1er février 1893, le marquis Emanuele Notarbartolo, ancien maire de Palerme et directeur de la Banque de Sicile, est assassiné dans le train Palerme-Messine. Le député Palizzolo est inculpé comme commanditaire du crime. Au cours d'une longue procédure judiciaire, conclue en 1904 par un acquittement général pour insuffisance de preuves, Palizzolo parvient à mobiliser contre l'État de nombreux Siciliens rassemblés dans un comité « Pro-Sicilia », fort de 200 000 adhésions. Par la suite, la Mafia continua de bénéficier d'un système politique fondé sur le clientélisme. Opportuniste, elle choisit en général d'appuyer le parti du pouvoir sans s'interdire de changer, suivant les contextes, son fusil d'épaule : fer de lance de la répression du mouvement paysan, moyennant l'assassinat de syndicalistes et leaders socialistes, la Mafia investit, au lendemain de la Grande Guerre, certaines coopératives d'anciens combattants pour bénéficier du partage des terres. Jusqu'à la Seconde Guerre mondiale, les ressources de la Mafia sont étroitement liées au contexte d'une économie agraire : surreprésentés parmi les professions de gardiennage les campieri et parmi les gabellòtti, les mafieux pratiquent aussi des activités illégales telles que le vol de bétail et le racket sur les ressources locales.
Mafia et fascisme
L'avènement du fascisme au pouvoir devait bouleverser, pendant quelques années, le rapport d'échange établi avec la classe politique. En dépit du ralliement des notables mafieux au régime, Mussolini ne pouvait accepter la présence d'un État dans l'État, même en périphérie. Muni des pouvoirs extraordinaires que seule une dictature pouvait octroyer, le préfet Cesare Mori conduisit, pendant quelques années, une répression très efficace : stratégie de guérilla - encerclement de villages, arrestations de mafieux par centaines parfois avec leurs familles, usage de la torture, organisation de procès de masse qui ne sauvegardèrent souvent que les apparences de la justice. Il conduisit une véritable guerre psychologique incitant les Siciliens à rompre avec l'omertà la loi du silence et les mafieux à collaborer avec la justice. Il tenta enfin, en interprète fidèle de l'utopie totalitaire fasciste, de donner aux autorités les moyens d'exercer un contrôle absolu sur les échanges de biens - en instaurant par exemple le marquage systématique du bétail - et sur les déplacements des personnes - ordonnant d'abattre les haies le long des routes. Les principales victimes de la répression mise en oeuvre par Mori furent en majorité des criminels de petit calibre et de condition modeste et, dans une moindre mesure, les nouvelles élites de la richesse. En 1929, Mussolini décréta que le fascisme avait remporté la bataille - une de plus - contre le crime organisé et remercia le préfet Mori. Ébranlée, la Mafia n'avait pas été éradiquée, les responsables de clans guettant un retour de fortune en prison ou dans l'exil, en Tunisie ou aux États-Unis.
Le rôle des américains à la libération
La Sicile fut la première région d'Italie à être libérée par les Alliés, en juillet 1943. Selon Joe Bonanno, la Mafia aurait aidé les services secrets à préparer le débarquement grâce, en particulier, au boss d'origine sicilienne Lucky Luciano. Effectivement libéré, pendant la guerre, du pénitencier où il purgeait une peine de prison pour proxénétisme, celui-ci serait intervenu auprès des dockers du port de New York, dont le syndicat était contrôlé par la Mafia, pour prévenir les sabotages. En revanche, la thèse flatteuse pour Cosa Nostra, d'un pacte présumé entre la Mafia et les autorités américaines n'a pas été étayée par les recherches les plus récentes. Les responsables de l'Allied Military Government of Occupied Territories AMGOT furent amenés parfois à restaurer le pouvoir de boss de Cosa Nostra. Non en récompense de services rendus mais plutôt pour des raisons politiques les conduisant à écarter, a priori, les représentants des partis antifascistes, socialistes ou communistes.
Salvatore Giuliano
Dans la phase de transition entre la chute du fascisme et la proclamation de la République, la Sicile connut une période particulièrement troublée sur fond de crise économique, de recrudescence du brigandage et de grande instabilité politique. Autour de Finocchiaro Aprile un mouvement séparatiste très virulent se lança dans une véritable stratégie de la tension, levant une Armée pour l'indépendance de la Sicile, EVIS (Esercito Volontario per l’Indipendenza della Sicilia). Ce mouvement, formé de grands propriétaires terriens, de gabellòtti et de Siciliens inquiets de la perspective d'un changement de régime voire d'une révolution communiste, bénéficia pendant quelque temps, de soutiens mafieux. L'histoire du bandit Salvatore Giuliano illustre les hésitations et tergiversations de l'Honorable Société pendant ces années troubles. Le 2 septembre 1943, ce paysan sicilien, surpris en flagrant délit de marché noir, tue un policier. Il s'enfuit et prend le maquis dans la montagne. Bientôt, le voici à la tête d'un empire. Sa bande opère dans les montagnes qui entourent son village natal de Montelepre ; ses hommes, il les a recrutés parmi la jeunesse désoeuvrée et la paysannerie indigente. Provocateur et insolent, il pratique une sorte de surenchère dans l'audace - embuscades en plein jour, attaques de casernes de carabiniers - jouant parfois les Robin des bois. Doué d'un sens indéniable de la publicité, il fascine les populations et la presse étrangère. Pendant l'été 1945, des leaders monarchistes du mouvement séparatiste ont nommé Giuliano colonel de leur petite armée, l'EVIS. Habile stratège pour fomenter une guérilla en Sicile, Giuliano se révèle en revanche dépourvu de tout sens politique. En mai 1946, un mois avant le référendum institutionnel qui établira la République et qui verra une majorité de Siciliens choisir la monarchie un statut spécial est adopté pour la région sicilienne, lui octroyant une très large autonomie. Rapidement, le mouvement séparatiste s'étiole tandis que des luttes paysannes de grande ampleur se développent. De nombreux grands domaines sont occupés par les paysans qui ont vu dans le décret Gullo, permettant l'attribution des terres incultes à des coopératives agricoles, un motif d'espérer. Encouragée par une partie des élites conservatrices, la Mafia se transforme, pendant quelques années en véritable milice de répression du mouvement social. Jusqu'au début des années 1950, on recense deux assassinats politiques par mois en Sicile. Un processus auquel Giuliano apporte son concours. Le 1er mai 1947, ses hommes ouvrent le feu sur un rassemblement populaire organisé à Portella della Ginestra pour célébrer la fête du travail. Onze participants sont tués. Ce massacre, dont la responsabilité est revendiquée par Giuliano, sonne définitivement le glas de la popularité du bandit. Les circonstances précises de l'attentat et l'identité d'éventuels commanditaires resteront mystérieuses en dépit des procès et enquêtes parlementaires. La liquidation de Giuliano, la nuit du 14 juillet 1950 ajoutera au mystère : les carabiniers tentent de faire croire à une arrestation qui aurait mal tourné tandis que Gaspare Pisciotta, ami compagnon d'armes, admettra l'avoir livré et exécuté lui-même. Ce dernier mourra empoisonné en prison alors qu'il s'apprêtait à faire des révélations à la justice. De nouveaux rebondissements ne sont pas impossibles : le 15 octobre 2010, sur ordre de la magistrature, la dépouille de Salvatore Giuliano a été exhumée pour être soumise à des analyses scientifiques, de sérieux indices suggérant que la sépulture contenait, en fait, un autre cadavre.
L'implication politique
En 1963, après des années de bataille de l'opposition, est créée la première commission parlementaire d'enquête sur la Mafia. Grâce à ses travaux, et aux enquêtes suivantes, les rapports d'échange entre les élites politiques et la Mafia, notamment lors des élections, sont documentés. Sur le plan régional, Vito Ciancimino, l'un des rares représentants du lobby politico-mafieux qui répondit effectivement de ses actes devant les tribunaux, apparaît comme le symbole d'un tel dispositif de pouvoir. Assesseur aux travaux publics et brièvement maire de Palerme il favorisa systématiquement l'obtention de permis de construire à des entreprises mafieuses et fut condamné en 1993 pour appartenance à la Mafia. A un échelon supérieur, Salvo Lima, successivement maire de Palerme, député au Parlement national puis européen représenta le trait d'union entre la Mafia et les élites politiques nationales. Grâce à lui, la DC sicilienne devint l'un des bastions du courant d'Andreotti. Avérées sur le plan politique, les facultés d'adaptation de Cosa Nostra se vérifient également sur le plan économique et social. Une nouvelle génération mafieuse monte en ligne dans les années cinquante. Tournée vers des activités plus lucratives, elle dispute la prééminence à la Mafia rurale traditionnelle et se met au diapason des Trente Glorieuses. Ainsi, les familles mafieuses se taillent la part du lion dans la spéculation immobilière. Le sac immobilier de Palerme déclenche une véritable guerre des gangs opposant la « Mafia des jardins » laquelle, à la périphérie de Palerme, contrôle le commerce des oranges, l'irrigation et la location des terres, à la nouvelle « Mafia des chantiers ». Explosions, incendies, fusillades ensanglantent les trottoirs de Palerme à la fin des années 1950.
Les changements
A Corleone, petite ville de 12 000 habitants perchée dans la montagne à 56 kilomètres de Palerme, ce conflit de générations prend une forme particulièrement explosive dans le conflit qui oppose le parrain de la ville Michele Navarra, à Luciano Liggio, l'un de ses anciens tueurs. La relève des générations commence par l'élimination de Navarra, en août 1957, dont le corps est retrouvé criblé de balles dans sa voiture et s'achève lorsque tous les membres du clan Navarra auront été éliminés. Par la suite, Luciano Liggio s'attaque à Palerme : il acquiert des maisons et des terrains, dirige une société de transports et participe au trafic de drogue. En effet, dans les années 1970, la Sicile, plaque tournante du trafic de l'héroïne, devient aussi un des principaux centres de production. En août 1980, quatre laboratoires de fabrication sont découverts à Palerme. Les profits réalisés par la vente des stupéfiants sont réinvestis en grande partie dans ce secteur ; le reste est réinjecté dans l'économie sicilienne ou déposé dans des comptes en banque. Cette spirale du profit donne à la Mafia contemporaine une marge d'action importante. Par la double nature criminelle et légale de ses activités, par l'usage de la violence au détriment des règles classiques de concurrence, par les profits colossaux obtenus grâce au trafic de drogue, la Mafia a acquis une puissance économique considérable que certains évaluent aujourd'hui à un huitième du produit intérieur brut de l'Italie. Le manque à gagner pour l'économie méridionale - où sévissent d'autres criminalités régionales telles que la Camorra et la 'Ndranghetta - a été évalué à 7,5 milliards d'euros par an. En effet, la Mafia est présente dans la plupart des secteurs de l'économie légale, soit en investissant directement soit en pratiquant le racket, l'une de ses ressources traditionnelles. A partir des années 1980, elle intervient dans l'attribution des marchés publics au sein de véritables cartels dont elle assure la coordination.
Guerre des clans et mouvements anti-mafia
L'usage méthodique et systématique de la violence, contre les biens et les personnes, est une constante de l'exercice du pouvoir mafieux. Au XIXe siècle comme de nos jours, les pratiques violentes accompagnent le cursus honorum des hommes de Cosa Nostra qui sont d'abord des soldats. L'histoire de la Mafia est ponctuée par des flambées de violence et de véritables guerres. Le contrôle du marché de la drogue, avec de gigantesques profits à la clef, fut à l'origine d'une guerre de clans particulièrement féroce au cours des années 1980 qui opposa la coalition des « Corléonais », soit les familles dirigées par Luciano Liggio et Salvatore Riina à d'autres familles siciliennes notamment les Bontate, Inzerillo et Badalamenti. La violence inouïe d'un tel conflit plusieurs centaines de morts en quelques mois conduisit certains boss, parmi lesquels Tomaso Buscetta, à renoncer à l'omertà pour garder la vie sauve. Les témoignages de « repentis » arrivèrent à point nommé dans le cadre d'une offensive de la magistrature. En effet, la grande guerre du début des années 1980 coïncida avec une autre forme d'escalade, la Mafia s'attaquant désormais à des représentants des pouvoirs publics. Tandis que l'Italie était secouée par le terrorisme politique, Cosa Nostra déclencha une spirale d'attentats contre des juges, des policiers et des hommes politiques engagés dans la lutte contre la Mafia. Cette violence ne répondait pourtant pas à un mobile politique mais bien plutôt militaire : anéantir les adversaires déclarés de Cosa Nostra. Une stratégie qui se révéla contre-productive, une grande partie de la législation antimafia ayant été adoptée à la suite des attentats les plus spectaculaires. Ainsi, au lendemain des assassinats du député Pio La Torre, un responsable communiste sicilien engagé dans la lutte contre la Mafia, en avril 1982, et du général Dalla Chiesa, en septembre le Parlement votait la loi dite Rognoni-La Torre qui instituait le délit « d'association criminelle de type mafieux » et facilitait les enquêtes sur les patrimoines. Cette loi permit au juge Falcone, et au pool antimafia de construire l'acte d'accusation du maxi-procès de Palerme. Étape majeure dans la lutte contre la Mafia, celui-ci se conclut en décembre 1987 par la condamnation des principaux chefs de l'organisation criminelle à des peines de perpétuité. Le décret-loi antiracket fut adopté au lendemain de l'assassinat de l'entrepreneur palermitain Libero Grassi, qui avait dénoncé publiquement le racket, en août 1991. Après l'assassinat des juges Falcone et Borsellino, en mai et juillet 1992, de nouveaux pouvoirs furent accordés aux magistrats, notamment pour les enquêtes financières. Grâce à des pouvoirs d'investigation élargis et à une législation favorisant les confessions de mafieux, la répression devint plus efficace : arrestations de dizaine de mafieux et capture de boss recherchés depuis des lustres - de Riina en 1993 à Provenzano en 2006, à Salvatore Lo Piccolo, en 2007. L'apparition d'un mouvement antimafia au sein de la société sicilienne dans les deux dernières décennies constitue sans aucun doute un tournant majeur. L'assassinat du général Dalla Chiesa puis des juges Falcone et Borsellino a marqué durablement les consciences, suscitant un véritable militantisme porté par une myriade d'associations, de coordinations et de centres sociaux. L'engagement de l'Église, par la voix de certains prélats comme le cardinal Pappalardo, représenta un temps fort dans ce processus. Certains commerçants et entrepreneurs, se sont opposés publiquement au racket. Désormais, les biens confisqués à des mafieux peuvent être confiés à des municipalités ou des coopératives sociales. Face à l'offensive des pouvoirs publics, la criminalité sicilienne a choisi, depuis quelques années, une stratégie de repli. A la pax mafiosa, toute relative, que connaît la Sicile s'oppose désormais la violence homicide de Calabre et de Campanie où la 'Ndranghetta et la Camorra défient l'autorité de l'État. Grâce au travail des juges, des commissions parlementaires d'enquête, et moyennant la multiplication des collaborateurs de justice, les connaissances disponibles sur la Mafia, ses activités, ses méthodes et ses réseaux n'ont sans doute jamais été si nombreuses. Une course de vitesse est désormais engagée entre les institutions et les groupes criminels toujours prêts à définir de nouvelles stratégies d'expansion.